Wendelin WERNER, 41 ans, mathématicien français au parcours exceptionnel et prestigieux, membre de l'Académie des
Sciences et Médaille Fields 2006, a réagi face à des insinuations à l'emporte pièce à l'encontre de la communauté des scientifiques français par une lettre ouverte publiée dans le quotidien
Le Monde du 19 février 2009.
Wendelin WERNER - Crédits photo:
Antoinetav_2007
"Monsieur le Président, vous ne mesurez peut-être pas la
défiance...,
Je ne pensais pas un jour me retrouver dans la situation qui est la mienne
aujourd’hui, à savoir écrire une lettre ouverte au président de la République française : ce qui m’intéresse avant tout, et ce à quoi j’ai choisi de consacrer ma vie professionnelle, c’est
de réfléchir à des structures mathématiques, d’en parler avec mes collègues en France et à l’étranger et d’enseigner à mes étudiants. J’ai eu le privilège de voir mes travaux aboutir et
récompensés par un prix important. Cela me donne une certaine responsabilité vis-à-vis de ma communauté et me permet aussi d’être un peu plus écouté par les médias et le pouvoir politique. Comme
le montre le sociologue allemand Max Weber dans son diptyque Le Savant et le Politique, auquel Barack Obama s’est d’ailleurs implicitement référé dans son discours d’investiture, nous devons
partager une même éthique de la responsabilité. C’est au nom de celle-ci que je m’adresse aujourd’hui à vous.
Vous ne mesurez peut-être pas la défiance quasi unanime à votre égard qui
s’installe dans notre communauté scientifique. L’unique fois où nous avons pu échanger quelques mots, vous m’avez dit qu’il était important d’arriver à se parler franchement, au-delà des
divergences, car cela fait avancer les choses. Permettez-moi donc de nouveau de m’exprimer, mais de manière publique cette fois.
Je m’y sens aussi autorisé par l’extrait suivant du discours que vous aviez
prononcé il y a un an lors de votre venue à Orsay pour célébrer le prix Nobel d’Albert Fert : "La tâche est complexe, et c’est pourquoi j’ai voulu m’entourer des plus grands chercheurs
français, dont vous faites partie, pour voir comment on pouvait reconfigurer notre dispositif scientifique et lui rendre le pilotage le plus efficace possible. Je les consulterai régulièrement,
ces grands chercheurs, et je veux entendre leurs avis." Je vous donne donc mon avis, sans crainte et en toute franchise.
Votre discours du 22 janvier a, en l’espace de quelques minutes, réduit à néant
la fragile confiance qui pouvait encore exister entre le milieu scientifique et le pouvoir politique. Il existait certes, déjà, une réaction hostile d’une partie importante de notre communauté
aux différents projets mis en place par votre gouvernement et leur motivation idéologique. Mais c’est uniquement de votre discours et de ses conséquences dont je veux parler
ici.
Tous les collègues qui l’ont entendu, en direct ou sur Internet, qu’ils soient
de droite ou de gauche, en France ou à l’étranger (voir la réaction de la revue Nature), sont unanimement catastrophés et choqués. De nombreuses personnes présentes à l’Elysée ce jour-là m’ont
dit qu’elles avaient hésité à sortir ostensiblement de la salle, et les réactions indignées fleurissent depuis.
Rappelons que vous vous êtes adressé à un public comprenant de nombreux
scientifiques dans le cadre solennel du palais de l’Elysée. Je passerai sur le ton familier et la syntaxe approximative qui sont de nature anecdotique et ont été suffisamment commentés par
ailleurs. Lorsque l’on me demande à quoi peut servir une éducation mathématique au lycée pour quelqu’un dont le métier ne nécessitera en fait aucune connaissance scientifique, l’une de mes
réponses est que la science permet de former un bon citoyen : sa pratique apprend à discerner un raisonnement juste, motivé et construit d’un semblant de raisonnement fallacieux et
erroné.
La rigueur et le questionnement nécessaires, la détermination de la vérité
scientifique sont utiles de manière plus large. Votre discours contient des contrevérités flagrantes, des généralisations abusives, des simplifications outrancières, des effets de rhétorique
douteux, qui laissent perplexe tout scientifique. Vous parlez de l’importance de l’évaluation, mais la manière dont vous arrivez à vos conclusions est précisément le type de raisonnement hâtif et
tendancieux contre lequel tout scientifique et évaluateur rigoureux se doit de lutter.
Nous sommes, croyez-moi, très nombreux à ne pas en avoir cru nos oreilles. Vous,
qui êtes un homme politique habile, et vos conseillers, qui connaissent bien le monde universitaire, deviez forcément prévoir les conséquences de votre discours. Je n’arrive pas à comprendre ce
qui a bien pu motiver cette brutalité et ce mépris (pour reprendre les termes de Danièle Hervieu-Léger, la présidente du comité que vous avez mis en place ce jour-là), dont l’effet immédiat a été
de crisper totalement la situation et de rendre impossible tout échange serein et constructif. De nombreux étudiants ou collègues de premier plan, écoeurés, m’ont informé durant ces quinze
derniers jours de leur désir nouveau de partir à l’étranger. J’avoue que cela m’a aussi, un très court instant, traversé l’esprit en écoutant votre intervention sur
Internet.
Le peu de considération que vous semblez accorder aux valeurs du métier de
scientifique, qui ne se réduisent pas à la caricature que vous en avez faite - compétition et appât du gain -, n’est pas fait pour inciter nos jeunes et brillants étudiants à s’engager dans
cette voie. La ministre et vos conseillers nous assurent depuis plus d’un an que vous souhaitez authentiquement et sincèrement aider la recherche scientifique française. Mais vous n’y parviendrez
pas en l’humiliant et en la touchant en son principe moteur : l’éthique scientifique.
Comme vous l’expliquez vous-même, la recherche scientifique doit être une
priorité pour un pays comme la France. En l’état actuel des choses, il ne semble plus possible à votre gouvernement de demander à la communauté scientifique de lui faire
confiance.
De nombreux collègues modérés et conciliants expriment maintenant leur crainte
d’être instrumentalisés s’ils acceptent de participer à une discussion ou à une commission. Les cabinets de la ministre de la recherche et du premier ministre ont certainement conscience de
l’impasse dans laquelle vous les avez conduits. J’ai essayé de réfléchir ces derniers jours à ce qui serait envisageable pour sauver ce qui peut encore l’être et sortir de l’enlisement
actuel.
Un début de solution pourrait être de vous séparer des conseillers qui vous ont
aidé à écrire ce discours ainsi que de ceux qui ne vous ont pas alerté sur les conséquences de telles paroles. Ils sont aussi responsables de la situation de défiance massive dans laquelle nous
nous trouvons aujourd’hui, et que votre intervention du 22 janvier a cristallisée.
Ils ont commis, à mon sens, une faute grave et c’est votre propre dogme que
toute faute mérite évaluation et sanction appropriée. Cela permettrait à notre communauté de reprendre quelque espoir et de travailler à améliorer notre système dans un climat apaisé, de manière
moins idéologique et plus transparente.
Il est, pour moi, indispensable de recréer les conditions d’un véritable
dialogue. L’organisation de la recherche et de l’enseignement supérieur est certes un chantier urgent mais, comme vous l’aviez noté il y a un an, il est d’une extrême complexité. Sa réforme
demande de l’intelligence et de la sérénité. Il n’appartient qu’à vous de corriger le tir."
C'est une
lettre franche et directe qui m'a donné envie d'en savoir un peu plus sur son auteur que j'avais rencontré deux fois auparavant, la dernière rencontre en date étant sur les marches du Panthéon en
octobre 2007 à l'occasion de l'inauguration de la Fête de la Science.
De mon enquête rapide sur le personnage, j'ai retenu essentiellement une image et une interview.
L'image représente les lauréats 2006 lors de la remise du prix en Espagne autour du Roi Juan Carlos:
Wendelin WERNER est à droite sur la photo
Crédits - ambafrance-cn
De cette image je retiens le symbole de l'attention du Politique pour le Savant.
Quant à l'interview, réalisée en 2007, elle peut être retrouvée en intégralité sur le site web du quotidien Le Figaro.
J'en ai extrait quelques lignes qui me semblent définir notre Scientifique:
" Wendelin Werner est le
neuvième Français à obtenir la médaille Fields depuis sa création en 1936. Cette dernière consécration confirme la qualité de l'école mathématique française, deuxième au monde derrière les
Etats-Unis pour le nombre de médaillés Fields et pour la quantité de publications dans des revues internationales. «J'ai bénéficié d'une tradition de
l'enseignement des mathématiques, explique-t-il, avec des professeurs stimulants. Nombre de bons élèves choisissent cette filière d'autant que cette discipline se prête bien à un système
de notation plus juste et a priori moins subjectif, et les notes sont importantes dans le système français... Puis, lorsqu'on a commencé à apprécier les jolies démonstrations, on est tenté de
continuer dans la recherche.»
De l'avis de son entourage, la médaille Fields n'a rien bouleversé dans sa vie.
Certes, cela a changé le regard de personnes de cercles plus éloignés. Les médias et les politiques le sollicitent. Et si des ponts d'or lui ont été offerts, notamment par des banques en quête
d'oracle pour estimer les risques associés à des produits financiers, il n'a pas succombé aux chants de ces sirènes. Quand bien même on lui proposait de multiplier son salaire par dix. «Sur
le coup, ça m'a un peu déstabilisé, raconte-t-il. Puis j'ai considéré que je n'avais pas besoin de tout cet argent. La carrière universitaire est un choix.
Il y a d'autres valeurs qui nous importent, comme la liberté de choisir nos sujets de recherches. Mais je ne dis pas que les chercheurs se satisfont du salaire qui leur est alloué en France et
des moyens qui leur sont donnés, souvent très insuffisants dans les disciplines expérimentales.»"
Relisons attentivement cette petite phrase:
"Il y a d'autres valeurs qui nous importent, comme la liberté de choisir nos sujets de
recherches."
Visiblement ce ne peut pas être une déclaration polémique issue du contexte actuel, puisque elle a été faite en 2007. Un grand débat que celui des valeurs.